CHAPITRE 40
C’était Sharya qui recommençait.
Nous avons décollé de la tour du Hendrix une heure après la tombée de la nuit, puis plongé dans les constellations de phares de la circulation nocturne. Ortega avait réquisitionné le transport Lock-Mit dans lequel elle m’avait conduit à Suntouch House mais, quand j’ai regardé l’habitacle de l’appareil, c’est l’attaque du commandement diplo sur Zihicce dont je me suis souvenu. La scène était la même. Davidson jouait le rôle de l’officier de com, le visage baigné par la lumière bleue de son écran ; Ortega était le médic, déballant d’un sac scellé les patchs dermiques et le kit de secours.
Au-dessus, dans la trappe qui menait au poste de pilotage, Bautista se tenait debout, inquiet, tandis qu’un Iroquois que je ne connaissais pas s’occupait du pilotage. Quelque chose a dû passer sur mon visage. Ortega s’est penchée vers moi.
— Un problème ?
J’ai secoué la tête.
— Juste un peu de nostalgie.
— J’espère que vous avez bien calculé les doses, a-t-elle dit en s’appuyant contre la paroi.
Dans ses mains, le premier patch ressemblait à un pétale arraché d’une plante verte et iridescente. Je lui ai souri, puis j’ai tourné la tête pour exposer ma jugulaire.
— C’est le 14 %, a-t-elle dit en appliquant le pétale vert sur mon cou.
J’ai senti le grattement quand il s’est accroché, comme du papier de verre ; un long doigt glacé a sauté de ma clavicule pour se loger dans ma poitrine.
— Cool. Ça marche.
— Y avait intérêt, bordel ! Vous savez combien coûterait ce truc dans la rue ?
— Un des avantages de bosser chez les flics, hein ?
Bautista s’est retourné.
— C’est pas drôle, Kovacs.
— Fous-lui la paix, Rod, a dit Ortega. Il a le droit de déconner, vu les circonstances. C’est juste le stress.
J’ai levé un doigt à ma tempe pour reconnaître qu’elle avait raison. Ortega a arraché le patch avant de reculer.
— Trois minutes avant le prochain, c’est ça ?
J’ai acquiescé et ouvert mon esprit aux effets de la Faucheuse.
Au début, l’impression n’était guère agréable. Ma température corporelle a commencé à chuter ; l’air dans le transport est devenu chaud et oppressant. Il s’enfonçait dans les poumons, y stagnait et chaque respiration devenait un effort. Ma vision s’est brouillée, ma bouche s’est asséchée au fur et à mesure que l’équilibre des fluides basculait. Le moindre mouvement devenait pénible. Chaque pensée nécessitait un effort.
Les stimulants de contrôle sont entrés en action. Quelques secondes plus tard, ma tête s’est éclaircie, mes pensées sont sorties du brouillard pour devenir étincelantes comme l’insupportable éclat du soleil sur la lame d’un couteau. La chaleur grasse de l’air s’est atténuée quand les régulateurs neuraux ont réglé mon système pour tenir compte de la baisse de température. Respirer est devenu un plaisir lascif, comme boire un rhum chaud par une nuit d’hiver. L’habitacle du transport et les personnes présentes n’étaient que des énigmes codées dont je pouvais découvrir la solution pour peu que je…
J’ai senti un sourire forcer son chemin sur mes traits.
— Waouuuuu, Kristin, c’est… de la bonne. C’est mieux que Sharya.
— Heureuse que vous appréciiez, a dit Ortega en regardant sa montre. Deux minutes de plus. Vous vous en sentez capable ?
— Je m’en sens capable, ai-je répondu en faisant la moue et en expirant. Capable de tout.
Ortega a penché la tête vers Bautista, qui pouvait lire les instruments dans le poste de pilotage.
— Rod. Combien de temps ?
— Moins de quarante minutes.
— Donnez-lui la combinaison.
Bautista a ouvert un casier supérieur et Ortega a cherché dans sa poche pour en sortir une seringue hypo surmontée d’une aiguille déplaisante.
— Je veux que vous portiez ça, a-t-elle dit. Une petite assurance offerte par les Dommages organiques.
— Une aiguille ? ai-je répondu en secouant la tête avec une précision mécanique. Pas d’accord. Vous n’allez pas m’enfoncer ce putain de truc…
— C’est un filament de repérage, a-t-elle expliqué avec patience. Et vous ne quitterez pas le transport sans lui.
J’ai regardé l’éclat sur l’aiguille, mon esprit éminçant les faits comme des légumes dans un bol de ramen. Dans les marines tactiques, nous avions utilisé des filaments sous-cutanés pour suivre les agents durant les opérations clandestines. Quand quelque chose merdait, ils se servaient de balises pour exfiltrer nos agents. Si tout se passait bien, les molécules du filament se décomposaient en résidus organiques dans les quarante-huit heures.
J’ai jeté un œil à Davidson.
— Quelle est la portée ?
— Cent kilomètres, a répondu le jeune Iroquois, semblant soudain très compétent dans la clarté de son écran. Le signal est passif. Il ne rayonne pas sauf si nous appelons.
J’ai haussé les épaules.
— D’accord. Où voulez-vous l’implanter ?
Ortega s’est levée, l’hypo à la main.
— Dans les muscles du cou. Près de ta pile, au cas où ils te décapiteraient.
— Charmant !
Je me suis levé et je lui ai tourné le dos pour qu’elle puisse enfoncer l’aiguille. J’ai ressenti une brève douleur à la base de la nuque, puis plus rien. Ortega m’a tapé sur l’épaule.
— C’est fait. Il apparaît à l’écran ?
Davidson a appuyé sur quelques touches et a acquiescé. En face de moi, Bautista a posé le sac du harnais antigrav sur le siège. Ortega a regardé sa montre et a tendu la main vers le deuxième patch.
— 37 %. Prêt pour le grand frisson ?
J’avais l’impression de nager dans une rivière de diamants.
Quand nous avons atteint La Tête dans les Nuages, la drogue avait déjà éliminé la plupart de mes réponses émotionnelles ; tout devenait lumineux et brillant. La clarté était une substance, un film de compréhension recouvrant tout ce que je voyais, tout ce que j’entendais. La combinaison furtive et le harnais antigrav ressemblaient à une armure de samouraï. Quand j’ai sorti le paralyseur de son étui pour en vérifier le réglage, j’ai senti la charge, enroulée comme un serpent prêt à se détendre.
C’était la seule phrase de pardon dans la poésie d’armement qui m’entourait. Le reste ne parlait que de condamnations à mort.
Le pistolet à éclats, chargé au venin d’araignée, était accroché sous mes côtes en face du paralyseur. J’ai réglé la dispersion sur « large ». À cinq mètres, il nettoierait une pièce entière avec tous ses occupants, en un seul tir, sans recul et en silence. Sarah Sachilowska vous passe le bonjour.
Le chargeur de microgrenades, chacune de la taille d’un minidisque de données, dans une pochette sur ma hanche gauche. En souvenir d’Iphigenia Deme.
Le poignard Tebbit dans son étui à ressort neural sous la combinaison furtive, comme point final.
J’ai cherché le sentiment glacial qui m’avait envahi à l’extérieur du Jerry’s Closed Quarters. Dans les profondeurs cristallines de la Faucheuse, je n’en avais pas besoin.
— Cible en visuel, a prévenu le pilote. Vous voulez venir voir la bête ?
J’ai jeté un œil à Ortega qui a haussé les épaules, et nous nous sommes tous deux approchés. Ortega s’est assise à côté de l’Iroquois avant d’enfiler le casque du copilote. Je suis resté à côté de Bautista, dans le passage. La vue était aussi bonne.
Le poste de pilotage du Lock-Mit était constitué d’un alliage transparent sur lequel étaient projetés les instruments, permettant au pilote une vue ininterrompue de l’espace aérien. Je me suis souvenu de cette sensation grisante et divine… On avait l’impression de voler sur une langue d’acier, ou sur un tapis volant, au-dessus des nuages.
J’ai regardé le profil de l’Iroquois en me demandant s’il était aussi détaché que je l’étais sous l’influence de la Faucheuse.
Le ciel était clair ce soir. La Tête dans les Nuages était suspendu sur notre gauche comme un village de montagne. Ses petites lueurs bleues étincelaient dans la nuit, accueillantes, chaleureuses.
Nous avons viré vers les lumières et une série de sons électroniques a empli le poste de pilotage. La projection des instruments a faibli un instant.
— Ils viennent de nous verrouiller, a annoncé Ortega. C’est parti. Passez sous la coque, qu’ils aient le temps de bien nous regarder.
L’Iroquois n’a rien dit, mais le nez du transport a plongé. Ortega a tendu la main vers une projection au-dessus de sa tête avant de toucher un bouton. Une voix masculine a résonné dans la cabine.
— Vous êtes dans un espace aérien protégé. Nous avons l’autorisation de détruire tout appareil inconnu pénétrant dans notre espace aérien. Identifiez-vous immédiatement…
— Ici le département de la police de Bay City, a répondu Ortega sur un ton laconique. Regardez par la fenêtre et vous verrez les insignes. Nous sommes ici en mission officielle, mon pote, alors si tu orientes ne serait-ce qu’un doigt dans notre direction, je te fais abattre.
Il y a eu un silence plein de sifflements statiques. Ortega s’est tournée vers moi en souriant. Devant nous, La Tête dans les Nuages gonflait comme une cible sur un viseur de missile ; la structure s’est soulevée brusquement au-dessus de nous quand le pilote est passé dessous. Des phares, comme des grappes de fruits confits, étincelaient sur les galeries et les bords des pistes d’atterrissage. Le ventre distendu du vaisseau se recourbait de l’autre côté… et soudain, nous étions passés.
— Veuillez exposer la nature de votre visite, a craché la voix.
Ortega a regardé à l’extérieur comme si elle cherchait un haut-parleur. Sa voix est devenue glaciale.
— Fiston, je t’ai déjà dit pourquoi on est là. À présent, ouvre-moi une plate-forme d’atterrissage.
De nouveau, le silence.
Nous avons tourné autour du vaisseau aérien à cinq kilomètres de distance. J’ai enfilé les gants de la combinaison furtive.
— Lieutenant Ortega, a dit la voix de Kawahara. (Dans les profondeurs de la bêtathanatine, même ma haine semblait détachée et j’ai dû me la remémorer. Mon esprit analysait la rapidité avec laquelle ils avaient identifié la voix d’Ortega.) Voici une visite pour le moins inattendue. Avez-vous un mandat ? Je pense que nos permis sont à jour.
Ortega a levé un sourcil vers moi. L’identification vocale l’avait surprise elle aussi. Elle s’est éclairci la voix.
— Ce n’est pas une question de permis. Nous cherchons un fugitif. Si vous commencez à réclamer un mandat, je vais penser que vous n’avez pas la conscience tranquille.
— Ne me menacez pas, lieutenant, a répondu froidement Kawahara. Avez-vous la moindre idée de la personne à qui vous parlez ?
— Reileen Kawahara, je suppose.
Dans le silence de mort qui a suivi, Ortega a levé le poing en un geste jubilatoire et s’est retournée vers moi en ricanant. L’hameçon avait pénétré en profondeur. J’ai senti l’amusement pétiller sur mes lèvres.
— Vous devriez peut-être me donner le nom de ce fugitif, lieutenant.
Le ton de Kawahara était aussi doux que le visage d’un synthétique hors service.
— Son nom est Takeshi Kovacs, a dit Ortega avec un nouveau sourire à mon intention. Il est enveloppé dans le corps d’un ex-officier de police. J’aimerais vous poser quelques questions sur vos relations avec cet homme…
Une longue pause, et j’ai su que le piège allait fonctionner. J’en avais conçu les multiples facettes avec un soin très diplo. Kawahara connaissait certainement les liens qui unissaient Ryker et Ortega ; elle avait probablement deviné notre liaison. Bref, l’anxiété d’Ortega devant ma disparition paraîtrait crédible. Kawahara croirait sans doute qu’elle effectuait une visite non autorisée par sa hiérarchie.
Étant donné ses liens probables avec Miriam Bancroft, Reileen pensait savoir où je me trouvais. Elle se délectait sûrement déjà de l’avantage qu’elle avait sur Ortega.
Mais avant tout, elle voudrait apprendre comment la police connaissait sa présence à bord de La Tête dans les Nuages. Elle se douterait que j’étais derrière l’affaire, elle voudrait apprendre ce que je savais, comment je le savais, ce que j’avais confié d’autre.
Elle accepterait l’entrevue avec Ortega.
J’ai attaché les poignets de la combinaison furtive et j’ai attendu. Nous avons terminé notre troisième cercle autour de La Tête dans les Nuages.
— Vous feriez mieux de monter à bord, a dit enfin Kawahara. Balise de la plate-forme tribord. Suivez le signal, ils vont vous donner un code d’accès.
Le Lock-Mit était équipé d’un tube de déchargement arrière, une variante civile du lanceur qui, sur les modèles militaires, était destiné aux bombes intelligentes ou aux drones de surveillance. On accédait au tube par le plancher de la cabine principale ; en me contorsionnant, je pouvais m’y glisser avec tout mon matériel. Nous avions répété la manœuvre trois ou quatre fois au sol, mais maintenant, alors que le transport se balançait vers La Tête dans les Nuages, le processus paraissait plus lent et plus compliqué. J’ai réussi à faire passer la dernière partie du harnais antigrav, puis Ortega a tapoté le casque de la combinaison avant de refermer la trappe et de m’enfermer dans les ténèbres.
Trois secondes plus tard, le tube s’est ouvert et m’a craché dans la nuit.
Au lieu de la joie attendue, je n’ai ressenti qu’un souvenir atténué. La drogue empêchait le sentiment de s’exprimer et mon enveloppe n’avait pas connu cette expérience. De la prison exiguë du tube et du bruit des vibrations des turbines du transport, j’étais éjecté dans l’espace, dans le silence absolu. Le courant d’air ne traversait pas le rembourrage du casque. Le harnais antigrav s’est mis en marche dès que je suis sorti, freinant ma chute avant qu’elle ait réellement commencé. Je me suis senti porté par le champ, comme une balle par la colonne d’eau d’une fontaine. J’ai pivoté pour voir les feux de signalisation du transport disparaître en direction de La Tête dans les Nuages.
Le vaisseau aérien était suspendu devant moi comme un nuage menaçant. Les spots clignotaient sur la coque bombée de la superstructure. Dans mon état ordinaire, j’aurais eu la déplaisante sensation d’être une cible facile, mais la bêtathanatine balayait la peur comme une donnée inutile. Le champ de gravité généré par la combinaison pouvait en théorie être repéré par un détecteur, mais étant donné les distorsions titanesques produites par les stabilisateurs du vaisseau aérien, il faudrait vraiment chercher.
Je le savais avec une confiance absolue qui ne laissait aucune place aux doutes, aux peurs et aux embrouilles émotionnelles. Je chevauchais la Faucheuse.
J’ai réglé les propulseurs en marche avant pour dériver vers la surface courbe et massive. À l’intérieur du casque, des simulations graphiques se sont allumées ; les points d’accès trouvés par Irène Elliott se sont illuminés en rouge. L’un d’entre eux clignotait : la bouche d’une tourelle d’échantillonnage abandonnée. De minuscules lettres vertes s’inscrivaient à côté : « Possibilité un ». Je me suis élevé à sa rencontre.
L’ouverture de la tourelle était large d’un mètre et portait encore les traces du matériel d’analyse atmosphérique qui lui avait été arraché. J’ai passé les jambes en premier – ce qui n’est pas facile dans un champ de gravité –, et je me suis accroché aux bords de l’écoutille avant de me glisser comme un ver à l’intérieur, jusqu’à la taille. De là, je me suis retourné pour dégager le harnais antigrav et j’ai pu descendre jusqu’au sol. J’ai éteint le harnais.
À l’intérieur, il y avait à peine assez de place pour qu’un technicien allongé sur le dos vérifie la nacelle d’équipement. Au fond se trouvait un sas antique, avec un volant d’étanchéité, comme promis par les plans d’Irène Elliott. Je me suis tortillé jusqu’à attraper le volant des deux mains, conscient que la combinaison et le harnais s’accrochaient dans le passage et que tous ces exercices m’avaient déjà quasi épuisé. J’ai pris une longue inspiration pour alimenter mes muscles asphyxiés, j’ai attendu que mon cœur ralenti pompe l’oxygène et j’ai tourné le volant. Contrairement à ce que je craignais, il a cédé facilement et le sas s’est ouvert vers l’extérieur.
Au-delà s’étendaient les ténèbres.
Je suis resté immobile un instant, rassemblant mes forces. Le cocktail à double détente de la Faucheuse avait du mal à passer. Sur Sharya, nous n’avions pas eu besoin d’aller plus haut que 20 %. La température de Zihicce était élevée et les détecteurs à infrarouges des tanks-araignées étaient assez primaires. Ici, un corps à la température moyenne sharyanne déclencherait toutes les alarmes du vaisseau.
Sans alimentation d’oxygène, mon corps épuisait vite ses réserves d’énergie au niveau cellulaire et, si je forçais trop, j’allais bientôt m’écrouler. Après deux minutes, je me suis retourné pour dégrafer le harnais antigrav et j’ai glissé avec prudence dans l’écoutille, touchant la grille d’acier de la passerelle avec mes paumes. Dépliant le reste de mon corps comme un papillon émergeant de sa chrysalide, je me suis redressé, en surveillant les deux directions, puis j’ai retiré le casque et les gants de la combinaison.
Si les plans piratés par Irène Elliott dans la base de données des chantiers de Tampa étaient exacts, la passerelle traversait les énormes silos d’hélium pour rejoindre le poste arrière de contrôle de stabilité. De là, je pourrais grimper une échelle de maintenance qui me conduirait directement sur le pont principal. D’après ce que nous avions tiré de Miller, les quartiers de Kawahara se trouvaient deux niveaux en dessous, à bâbord, donnant sur deux énormes baies vitrées qui dominaient l’espace.
Dégainant le pistolet à éclats, je me suis dirigé vers l’arrière du vaisseau.
Il m’a fallu moins de quinze minutes pour atteindre le poste de contrôle de stabilité et je n’ai rencontré personne en chemin. La salle de commande semblait automatisée… Apparemment, les verrières de la coque supérieure du vaisseau étaient laissées sans surveillance. J’ai trouvé l’échelle de maintenance et je l’ai descendue jusqu’à ce qu’une lueur chaude sur mon visage me prévienne que j’étais presque arrivé sur le pont principal. Je me suis arrêté pour écouter, les sens de l’ouïe et de la proximité tendus à la limite de leurs possibilités, avant de franchir les quatre derniers mètres. Enfin, j’ai atterri sur une moquette, dans un couloir bien éclairé. Il était désert dans les deux directions.
J’ai vérifié mon afficheur interne et sorti le pistolet à éclats. Le temps de mission croissait. Ortega et Kawahara devaient être en train de parler. J’ai regardé le décor… Quelle que soit l’ancienne fonction de ce pont, il en avait depuis longtemps changé. Le couloir était tapissé de rouge et d’or, décoré tous les deux mètres par des plantes exotiques et des lampes en forme de corps accouplés. La moquette, épaisse sous mes bottes, arborait des scènes sexuelles extrêmement détaillées. Des hommes, des femmes et des créatures intermédiaires s’enroulaient les uns autour des autres le long du couloir dans une succession d’orifices remplis et de membres tendus. Les murs étaient décorés avec des holos tout aussi explicites qui gémissaient et râlaient quand je passais devant. Dans l’un d’eux, j’ai reconnu la grande brune aux lèvres de feu de la publicité, la femme qui aurait pu presser sa cuisse contre la mienne, dans un bar de l’autre côté du monde.
Dans le détachement froid de la bêtathanatine, les images avaient autant d’impact sur moi que des technoglyphes martiens.
Des portes doubles étaient disposées tous les dix mètres des deux côtés du couloir. Il ne fallait pas beaucoup d’imagination pour deviner ce qui se dissimulait derrière. Les mêmes biocabines qu’au Jerry’s… chaque porte pouvait dégorger un client à n’importe quel moment. J’ai accéléré le pas, cherchant le couloir de liaison qui me mènerait à l’escalier et aux ascenseurs conduisant aux autres niveaux.
J’y étais presque quand une porte s’est ouverte devant moi, à cinq mètres. Je me suis immobilisé, la main sur la crosse du pistolet à éclats, le regard fixé sur le bord de la porte. Le neurachem vibrait.
Devant moi, un animal à fourrure grise – un jeune loup ou un jeune chien – est sorti de la pièce avec une lenteur arthritique. Gardant la main sur le pistolet à éclats, je me suis éloigné du mur, sans le quitter des yeux. L’animal dépassait à peine mes genoux, mais il y avait quelque chose de bizarre dans la structure de ses pattes arrière. Quelque chose de tordu. Ses oreilles étaient plaquées en arrière et un gémissement s’élevait de sa gorge. Il a tourné la tête vers moi et un moment j’ai crispé la main sur la crosse, mais l’animal ne m’a regardé qu’un instant. La souffrance muette dans ses yeux a suffi à me prouver que je n’étais pas en danger. Boitant douloureusement dans le couloir, il est arrivé à une autre porte et s’est arrêté là, sa longue tête posée contre le battant comme s’il écoutait.
Comme dans un rêve, je l’ai suivi et j’ai aussi posé ma tête contre la porte. Elle était bien isolée, mais mon neurachem Khumalo à plein régime se riait des obstacles. Quelque part, aux limites de mon audition, des bruits ont grincé comme des insectes dans mon oreille. Un rythme sourd… quelque chose d’autre, les suppliques de quelqu’un au bord de l’épuisement… Elles se sont arrêtées à l’instant même où je les ai captées.
À mes pieds, le chien a cessé de gémir et s’est couché contre la porte. Quand je me suis reculé, il m’a regardé avec douleur et reproche. Dans ses yeux, j’ai vu le regard de toutes les victimes rencontrées lors des trente dernières années de ma vie.
Puis l’animal a tourné la tête et s’est léché les pattes arrière.
Quelque chose a jailli comme un geyser à travers la couche de glace de la bêtathanatine.
Je suis revenu à la porte d’où était sorti l’animal, en serrant le pistolet à éclats, puis je me suis jeté à l’intérieur, brandissant à deux mains l’arme devant moi. La pièce était spacieuse, décorée de tons pastel, avec des peintures en deux dimensions sur les murs. Un lit massif en occupait le centre. Un homme distingué, d’une quarantaine d’années, était assis au bord du lit, nu de la taille aux pieds. Au-dessus de la taille, il portait une tenue de soirée qui jurait avec les gants de travail en toile qu’il avait remontés jusqu’aux coudes. Il était penché en avant et s’essuyait entre les jambes avec un tissu blanc humide.
Il a levé les yeux en sentant ma présence.
— Jack, vous avez déjà termin…
S’interrompant, il a fixé le pistolet dans mes mains sans comprendre. Quand le canon s’est immobilisé à un demi-mètre de son visage, il a fait une grimace.
— Écoutez, je n’ai pas commandé de nouvelle attraction…
— C’est la maison qui offre, ai-je dit sans aucune passion.
J’ai regardé les éclats monomoléculaires lui déchirer le visage. Ses mains ont quitté son entrejambe pour se couvrir les yeux et il a basculé sur le lit en poussant des râles profonds.
Et il est mort.
Le déroulé de la mission continuait à s’afficher dans le coin de ma vision. Je suis sorti de la pièce. L’animal blessé devant la porte n’a pas levé les yeux quand je me suis approché. Je me suis agenouillé et j’ai posé doucement une main sur la fourrure feutrée. Il a levé la tête, puis a gémi de nouveau. J’ai posé le pistolet à éclats et j’ai tendu ma main libre. L’étui neural a fait jaillir le poignard Tebbit, étincelant.
Après, j’ai essuyé la lame sur la fourrure, rengainé l’arme et ramassé le pistolet à éclats. Le calme de la Faucheuse m’imprégnait toujours. Puis je me suis dirigé en silence vers le couloir de liaison. Dans la sérénité de diamant de la drogue, quelque chose s’interrogeait, mais la Faucheuse m’empêchait de m’inquiéter.
Comme indiqué par les plans d’Elliott, le couloir conduisait à un escalier recouvert de tapis et décoré avec un goût aussi sûr que le reste. J’ai descendu lentement les marches, mon arme pointée vers l’espace devant moi, mes sens de la proximité tendus comme un radar. Rien ne bougeait. Kawahara devait avoir verrouillé les accès pour empêcher Ortega et son équipe d’apercevoir quoi que ce soit.
Deux niveaux plus bas, j’ai suivi les plans de mémoire, à travers un labyrinthe de couloirs. Enfin, j’ai eu la certitude relative que la porte menant aux quartiers de Kawahara se trouvait derrière le prochain tournant. Le dos au mur, j’ai glissé jusqu’au coin et j’ai attendu, en respirant superficiellement. Mes sens de la proximité me disaient qu’il y avait quelqu’un à la porte, peut-être même plusieurs personnes ; j’ai capté un faible parfum de cigarette. Je suis tombé à genoux, j’ai regardé autour de moi et j’ai baissé mon visage vers le sol. La joue sur le tapis, j’ai passé ma tête de l’autre côté…
Un homme et une femme se tenaient à la porte, en combinaison verte. La femme fumait. Même s’ils portaient tous deux des paralyseurs à la ceinture, ils avaient plus l’air de techniciens que d’agents de sécurité. Je me suis détendu et j’ai décidé d’attendre un peu. Du coin de l’œil, je voyais le décompte du temps de mission pulser comme une veine stressée.
Un quart d’heure plus tard, j’ai entendu la porte. À plein régime, le neurachem a capté le froissement des vêtements quand les deux techniciens se sont déplacés pour laisser passer les visiteurs. Des voix se sont élevées, celle d’Ortega, neutre, officielle, jouant le désintérêt puis celle de Kawahara, aussi modulée que celle du mandroïde de chez Larkin & Green. La bêtathanatine absorbant ma haine, ma réaction à sa présence était affaiblie, comme l’éclat et la détonation d’un coup de feu à grande distance.
— … que je ne puisse pas vous être d’une plus grande assistance, lieutenant. Si ce que vous dites sur la clinique Wei est vrai, l’équilibre mental de Kovacs a dû se détériorer depuis qu’il a arrêté de travailler pour moi. Je me sens responsable. Jamais je ne l’aurais recommandé à Laurens Bancroft si je m’étais doutée qu’une chose pareille pouvait arriver.
— Ce ne sont que des suppositions, a dit Ortega dont le ton s’est durci. J’aimerais que ces détails restent entre nous. En tout cas, jusqu’à ce que nous sachions où Kovacs a disparu et pourquoi…
— Certes. Je comprends ; le problème est délicat. Vous êtes à bord de La Tête dans les Nuages, lieutenant. Nous avons une réputation de confidentialité.
— Ouais, a répondu Ortega en s’autorisant un accent de dégoût dans sa voix. J’en ai entendu parler.
— Bien, soyez donc assurée que rien ne sera dévoilé. À présent, si vous voulez m’excuser, lieutenant… inspecteur… J’ai des détails administratifs à régler. Tia et Max vont vous raccompagner à la plate-forme.
La porte s’est refermée et des pas feutrés se sont dirigés vers moi. Je me suis tendu. Ortega et son escorte venaient droit dans ma direction. Ce n’était pas prévu. Les plans affirmaient que les plates-formes principales étaient situées à l’avant de la cabine de Kawahara et j’étais arrivé par l’arrière. Pourquoi Ortega et Bautista passaient-ils par là ?
La panique ne m’a pas envahi. Au lieu de cela, un froid analogue à la réaction d’adrénaline a parcouru mon esprit, me proposant un éventail d’analyses et de faits. Ortega et Bautista n’étaient pas en danger. Ils reprenaient sûrement le chemin par lequel ils avaient dû arriver… sinon l’information aurait été verbalisée. S’ils passaient devant le couloir où je me trouvais, Tia et Max n’auraient qu’à jeter un coup d’œil sur le côté pour me voir. L’endroit était bien éclairé et il n’y avait aucun endroit où se cacher. Mais, avec la température de mon corps en dessous de celle de la pièce, mon pouls et ma respiration ralentis au maximum, la plupart des facteurs subliminaux déclenchant les sens de la proximité d’un humain normal avaient disparu.
En supposant que les membres de leur escorte portaient des enveloppes normales…
Et s’ils tournaient dans ce couloir pour prendre l’escalier d’où je venais…
Je me suis ratatiné contre le mur, j’ai réglé le pistolet à éclats pour une dispersion minimale et j’ai arrêté de respirer.
Ortega. Bautista. Les deux techniciens fermaient la marche. Ils étaient si proches que j’aurais pu toucher les cheveux d’Ortega.
Personne n’a détourné le regard.
Je me suis donné une minute avant de respirer. Puis j’ai vérifié le couloir dans les deux directions, j’ai franchi le coin rapidement et j’ai frappé à la porte avec la crosse du pistolet à éclats.
Je suis entré sans attendre de réponse.